Dans une interview accordée à Capital, l’avocate spécialisée en droit du travail, Michèle Bauer liste les différents risques et zones de flou créés par le décret sur l’abandon de poste, publié mardi 18 avril 2023.
Encore beaucoup d’incertitudes. Le décret encadrant la procédure de présomption de démission en cas d’abandon de poste d’un salarié est paru au Journal officiel, mardi 18 avril. Dans la foulée, le ministère du Travail a publié une page au format questions-réponses pour apporter des précisions sur la mesure. Mais dans un entretien accordé à Capital, l’avocate spécialisée en droit du travail Michèle Bauer estime que ces textes ne clarifient pas suffisamment la procédure. Loin de là.
Pour rappel, cette nouvelle disposition a été instaurée par la loi sur l’assurance chômage, promulguée fin 2022. Désormais, en cas d’abandon de poste, l’employeur peut enclencher une procédure de présomption de démission. Cette dernière n’ouvrant pas, sauf cas exceptionnels, droit au chômage, la mesure revient donc à supprimer le droit aux allocations pour le salarié. Car jusqu’ici, un abandon de poste conduisait le plus souvent à un licenciement pour faute grave. Ce qui permettait donc au salarié d’être indemnisé par Pôle emploi.
Dans le détail, pour enclencher la procédure de présomption de démission, l’employeur doit désormais envoyer en recommandé ou remettre en main propre à son salarié une mise en demeure de justifier son absence et de regagner son poste. Si l’employé ne reprend pas le travail dans un délai de 15 jours au minimum, il est considéré comme démissionnaire. Cependant, si le salarié quitte volontairement son poste pour un motif “légitime”, il peut contester la présomption de démission auprès de son employeur. Il peut également le faire sans motif légitime d’abandon de poste, devant le conseil des prud’hommes. La loi sur l’assurance chômage a, en effet, créé une procédure accélérée permettant au salarié de renverser la présomption de démission aux prud’hommes, qui a un délai d’un mois pour rendre sa décision, à compter de la date de saisine par le salarié.
Insécurité juridique, contradiction entre les différents textes publiés par le gouvernement… Michèle Bauer revient pour Capital sur les (nombreuses) limites de cette nouvelle disposition du code du travail.
Un employeur est-il désormais obligé d’utiliser la procédure de présomption de démission en cas d’abandon de poste d’un salarié ?
En indiquant que “si l’employeur désire mettre fin à la relation de travail avec le salarié qui a abandonné son poste, il doit mettre en œuvre la procédure de mise en demeure et de présomption de démission” et qu’il “n’a plus vocation à engager une procédure de licenciement pour faute”, le “questions/réponses” (Q/R, ndlr) du ministère du Travail laisse entendre que l’employeur ne peut pas licencier son salarié en cas d’abandon de poste. Alors qu’il est censé nous éclairer sur l’application du décret actant la mesure, il ne fait que brouiller les pistes sur ce dispositif, de base contestable. Le Q/R est, en effet, en contradiction avec le décret, puisque ce dernier cadre uniquement le cas d’un employeur qui “entend faire valoir la présomption de démission” et il laisse donc le choix à l’employeur, celui-ci pouvant continuer à recourir au licenciement pour faute grave en cas d’abandon de poste s’il le souhaite (le ministère du Travail a d’ailleurs précisé, depuis la publication du Q/R, que le licenciement pour faute grave reste possible, ndlr). Certes, un formulaire de questions/réponses relève du droit souple et sa valeur juridique est inférieure à celle d’un décret. Mais il pourra être utilisé dans le cadre d’une procédure aux prud’hommes pour contester la présomption de démission. Les employeurs peuvent toutefois se rassurer : si le contenu du Q/R peut être retenu en faveur du salarié en première instance (aux prud’hommes, ndlr), il ne devrait pas l’être, en revanche, en appel. Cependant, cette contradiction entre le Q/R et le décret crée une insécurité juridique et risque de conduire à des litiges qui auraient pu être évités avec des règles plus claires.
En ouvrant la possibilité de mettre en œuvre une procédure de présomption de démission en cas d’abandon de poste tout en laissant la possibilité pour l’employeur de continuer à licencier pour faute grave, y a-t-il un risque pour le salarié ?
Cette situation peut donner des moyens de pression supplémentaires à un employeur. Par exemple, si un salarié n’est pas bien dans son poste et si l’employeur décide de le licencier pour abandon de poste, il peut lui dire qu’en contrepartie du “sésame” qu’est l’attestation Pôle emploi lui permettant d’ouvrir un droit au chômage, le salarié doit accepter de ne pas contester son licenciement et de ne pas réclamer ses heures supplémentaires et différentes primes. Et si le salarié refuse, l’employeur peut le menacer de recourir à la procédure de présomption de démission en cas d’abandon de poste, supprimant ainsi au salarié le droit aux indemnités chômage. Mais bien évidemment, tous les employeurs n’exerceront pas de telles pressions et ce comportement devrait rester marginal.
Le décret, assez succinct, précise ce qu’est un “motif légitime” permettant au salarié de contester la présomption de démission. Cette clarification lève-t-elle totalement le flou sur le sujet ?
Le décret dresse la liste des motifs légitimes : une raison médicale, l’exercice du droit de retrait par le salarié, l’exercice du droit de grève, le refus du salarié d’exécuter une instruction contraire à une réglementation ou la modification du contrat de travail à l’initiative de l’employeur. Le hic, c’est que cette énumération est précédée du mot “notamment”. Cela signifie-t-il donc qu’il existe d’autres motifs légitimes permettant de contester la présomption de démission ? Si oui, ils n’ont pas été détaillés. Quant à la démarche que le salarié doit réaliser, elle n’est pas claire non plus. A-t-il l’obligation ou non de préciser le motif de son abandon de poste dans sa réponse à la mise en demeure de l’employeur ? Là encore, le décret reste flou, car il y est seulement écrit que le salarié “indique” ce motif. Enfin, toujours sur la question du “motif légitime”, le Q/R du ministère du travail explique que “si le salarié répond à la mise en demeure de son employeur en justifiant son absence à son poste de travail par un motif légitime, la procédure permettant de présumer d’une démission ne doit pas être conduite à son terme”. Or là encore, le Q/R va à l’encontre du droit et oublie une étape : il revient à l’employeur de vérifier si le motif d’abandon de poste est légitime ou non, avant de mettre fin à la procédure de présomption de démission.
Y a-t-il d’autres risques avec cette mesure ?
Elle peut conduire le salarié à chercher d’autres méthodes et à commettre de réelles fautes graves pour se faire licencier et ainsi continuer à toucher les allocations chômage. Cela risque donc d’accroître les tensions en entreprise. Ce qui est regrettable, puisque cette loi brise une sorte d’équilibre qui préexistait : le licenciement pour faute grave suite à un abandon de poste est souvent négocié entre l’employeur et le salarié et est un moyen de sortir ce dernier de l’entreprise sans lui payer d’indemnités de licenciement ou de rupture conventionnelle, tout en lui permettant d’ouvrir un droit à l’assurance chômage. D’ailleurs, les employeurs ne sont pas satisfaits non plus de cette mesure et ils ne sont pas sûrs d’utiliser la procédure de présomption de démission en cas d’abandon de poste car elle crée trop d’insécurité. Mais le gouvernement a réussi son coup en matière de communication : en stigmatisant les salariés, ces derniers vont se dire qu’ils ne peuvent plus abandonner leur poste, au risque de perdre leurs indemnités chômage. Or c’est le fait d’être licencié après un abandon de poste qui donne droit au chômage, et pas l’abandon de poste directement.
Source : Capital / avec Management.