Une petite équipe autour du PDG planche sur les différentes hypothèses d’intégration des enseignes de Louis Delhaize. Cora serait supprimée et remplacée par Carrefour, tandis que Match serait maintenue. Une réflexion sur le passage en franchise et en location-gérance est entamée. Frais de personnel, énergie, maintenance des frigos…
Il faut réduire les dépenses partout, ont martelé les 60 directeurs d’hypermarchés Cora à leurs manageurs en début d’année.
Ce message, transmis par l’actionnaire -la famille Bourriez -au directeur général de Cora, Ludovic Châtelet, et relayé localement dans chaque magasin, s’est même fait insistant. Les ventes de l’enseigne ont en effet chuté de 3 7, à 3,8 milliards d’euros en 2023.
Une vraie contre-performance, alors que ce même chiffre d’affaires avait progressé de 5 % en 2022. Il ne faudrait pas que Carrefour -qui a mis un billet de 1,05 milliard d’euros sur la table en juillet 2023 pour s’offrir l’ensemble Cora et Match -puisse renégocier à la baisse ce montant, déjà peu élevé au regard des analystes.
D’autant plus que la clôture de cette opération de croissance externe pourrait être retardée de quelques mois. En août 2023, le DRH de Carrefour, Jérôme Nanti, espérait une signature pour juin, voire mai 2024. Mais depuis, l’Autorité de la concurrence a dû se plonger en priorité dans les rachats des magasins Casino par Intermarché et Auchan, qui modifient encore le paysage concurrentiel français.
Si bien que le closing de l’acquisition des enseignes du groupe Louis Delhaize par le numéro deux de la distribution française devrait désormais intervenir au milieu de l’été, voire à la rentrée.
UNE VISION STRATÉGIQUE Le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard. n’est pas, pour autant, resté les bras croisés. Il échafaude déjà une stratégie pour intégrer ce petit groupe familial de quelque 22 500 salariés, resté miraculeusement indépendant jusqu’ici.
Autour de lui, le directeur exécutif de l’enseigne en France, Alexandre de Palmas le secrétaire général, Laurent Vallée, la directrice de la stratégie, Alice Rault, ainsi que la directrice de la franchise, Tina Schuler, fraîchement arrivée de chez Casino, forment, avec le DRH, l’équipe resserrée de travail.
Parmi leurs pistes, il est envisagé de faire disparaître l’enseigne Cora pour la remplacer par Carrefour, et, à l’inverse, de conserver celle des supermarchés Match, dont le modèle atypique porte ses fruits.
Un passage d’une partie des 60 hypermarchés, actuellement intégrés, en statut de location-gérance et de tout ou partie des Match en franchise est aussi à l’étude.
Enfin, une intense réflexion est menée avec les équipes RH pour fixer le sort des quelque 1 500 postes liés aux fonctions support.
LE POIDS DE CORA Les deux enseignes fondées, à partir de 1969, par les frères Philippe Bourriez et Jacques Bourriez, connaissent ces derniers temps des trajectoires bien distinctes. Le chiffre d’affaires de Cora chute depuis dix ans et son excédent brut d’exploitation s’est effondré de 19 % ces trois dernières années.
Sur ses 60 hypers, une dizaine est dans le rouge, donc susceptible de basculer en premier en location-gérance, et ce d’autant plus facilement que chaque point de vente fonctionne comme une petite entreprise chez Cora.
Une quinzaine d’autres, au contraire, dégage suffisamment de profits pour demeurer en format intégré. Le reste du parc sera à évaluer de plus près après le closing. Selon une étude du cabinet Secafi établie en 2022, 75 % de ce parc est vétuste et nécessite de gros investissements.
Carrefour a d’ailleurs décidé d’intégrer Cora -comme Match -sous forme de filiales. Cette procédure permet notamment d’éviter d’aligner les conditions sociales des salariés, dans la mesure où celles du groupe d’Alexandre Bompard sont mieux disantes de 3 à 5 % que celles de Cora.
Par contre, le modèle économique sera largement aligné sur celui de la future maison mère, en faisant par exemple progresser la part des marques propres vers les 40 % voulus par Alexandre Bompard en 2026. Celles de Cora représentent actuellement 27 % des ventes, soit 9 points de moins que celles de Carrefour. Les fonctions support propres à Cora font déjà l’objet de toutes les attentions de la petite équipe de réflexion.
Le siège de Croissy-Beaubourg, qui ne compte que 160 équivalents temps plein, pourrait être absorbé par le simple jeu des départs à la retraite. Les choses se compliquent pour les plus de 100 postes consacrés à l’informatique et regroupés à Metz, qui n’auront plus leur place une fois que les systèmes seront ceux de Carrefour.
MATCH À TOUT PRIX L’enseigne Match est en bien meilleure forme économique. Son ancien directeur général, Louis Bourriez, avait fait le ménage dans le parc de magasins il y a douze ans. Il avait aussi mis en place un concept haut de gamme avec des rayons frais (fromagerie, boucherie, fruits et légumes, etc.) plus développés qu’ai Heurs et des prix plus élevés dans le reste des rayons.
L’indice prix y est ainsi en moyenne 15 % plus haut que chez E.Leclerc.
Les pâtes signées Cora sont même parfois plus chères que celles de marque nationale, type Panzani chez Carrefour ou Auchan. Les équipes d’Alexandre Bompard font donc ici le choix de conserver le nom de l’enseigne pour, dans un premier temps, décortiquer son modèle et tenter de ne pas le casser avec leur process de grand groupe.
Elles envisagent aussi à moyen terme de proposer l’exploitation de tout ou partie des 115 magasins à des franchisés.
Sollicité par La Lettre, Carrefour nie pour le moment toute volonté de passage en franchise.
Sans doute pour ne pas mettre le feu aux poudres sociales.
Cette option aurait le mérite, en vendant ainsi les fonds de commerce, de faire entrer plus de 300 millions d’euros dans les caisses du groupe.
Alexandre Bompard prolongerait ainsi le mouvement entamé il y a six ans destiné à passer d’un modèle de groupe intégré à un autre, inspiré par la réussite des indépendants comme E.Leclerc, Système U et Intermarché.
Cette stratégie lui permet d’améliorer sa marge d’année en année en sortant de ses comptes les magasins peu ou pas rentables, tout en gardant les volumes d’achats et le bénéfice des négociations avec les fournisseurs.
Mais ce choix de la franchise pour Match est aussi mis en perspective avec l’inconvénient de défaire la belle mécanique du modèle de Louis Bourriez, exécutée à la lettre par les directeurs salariés. INÉVITABLE CASSE SOCIALE.
L’autre risque de cette intégration du groupe Louis Delhaize dans Carrefour est de perdre le très fort attachement des salariés à la famille Bourriez.
Les fondateurs géraient “à la papa”, invitant par exemple les directeurs de magasin aux mariages de leurs enfants.
Les salariés, en retour, se donnaient plus qu’ailleurs pour leur entreprise.
Tout porte à croire que Carrefour tentera dans un premier temps de garder les équipes de direction en place pour assurer la première phase d’intégration.
Il y aura néanmoins un gros enjeu social lié aux doublons des fonctions support avec celles du distributeur de Massy. Les deux groupes étaient partenaires aux achats de 2014 à 2022.
Une grande partie des 110 millions d’euros de synergies attendues viendra de l’optimisation des fonctions achat et logistique.
Les 105 collaborateurs de Provera, la centrale d’achat de Cora et Match, et les 100 ouvriers des entrepôts seront concernés par ces mesures.
Mais les quelque 400 postes au siège de Match, situé à La Madeleine, près de Lille, seront aussi touchés, de même que les équipes support intégrées localement dans chaque hypermarché Cora.
Pour chacun d’eux, on compte aujourd’hui une trentaine d’encadrants, soit deux fois plus que dans un hypermarché Carrefour.
Reste à savoir si tous les magasins pourront être conservés. Les implantations géographiques des deux groupes sont complémentaires, mais la petite équipe d’Alexandre Bompard a identifié une dizaine de zones qui risquent de ne pas passer l’examen de l’Autorité de la concurrence.
Parmi elles, on trouve Caen, Reims, Saint-Malo, Rennes, Évreux, ou encore Massy, à côté du siège de Carrefour.
Ce ne seront pas forcément les hypermarchés Cora qui seront revendus dans ce cas, mais parfois les Carrefour Market qui les entourent. Les principaux concurrents regardent déjà les occasions à saisir.
Source : La Lettre