“Ils nous ont menés en bateau” : “Complément d’enquête” se penche sur l’apprentissage chez Carrefour, où des alternants sont traités comme des employés ordinaires

De jeunes apprentis de l’enseigne de grande distribution décrivent des tâches similaires à celles de leurs collègues en CDI et un volet formation bien plus léger qu’annoncé.

Les syndicats estiment qu’ils servent de

main-d’œuvre bon marché.

C’est un statut hybride, censé permettre d’alterner travail et formation, et de plus en plus prisé par les entreprises. L’apprentissage est encouragé par le gouvernement depuis 2018, et a connu un coup d’accélérateur en 2020. Pour soutenir l’insertion professionnelle en pleine crise du Covid-19, une prime à l’embauche d’apprentis est alors créée, de 5 000 euros pour un mineur et 8 000 euros pour un majeur (depuis ramenée à 6 000 euros quel que soit l’âge) et distribuée à toutes les entreprises, peu importe leur taille, alors qu’un précédent dispositif était réservé aux PME. Des groupes du CAC 40 prennent le virage de l’alternance, Carrefour en tête.

Le géant de la grande distribution lance une campagne de recrutement XXL sur les réseaux. L’apprentissage y est parfois présenté comme un tremplin vers un emploi en CDI. Mais les éléments recueillis par “Complément d’enquête”, dans une enquête diffusée jeudi 25 avril sur France 2, mettent en doute ces débouchés, et interrogent sur le statut de ces apprentis, qui se voient attribuer des tâches très similaires à celles d’employés ordinaires et ne bénéficient pas forcément des heures de formation promises.

Le groupe a refusé d’accueillir les caméras de “Complément d’enquête” dans ses grandes surfaces. Mais l’émission de France 2 a décidé de faire embaucher un de ses journalistes en alternance. A l’entretien de recrutement dans un hypermarché de Normandie, son interlocuteur vante le contrat d’apprentissage comme un passeport vers le CDI : “La personne qui percute bien, qui bosse bien et tout, si ça se trouve, elle sera assise à ma place dans 10 ans.”

Moins de 10% des apprentis embauchés en CDI

Quelques jours plus tard, il embauche à 5 heures du matin au secteur des produits de grande consommation, le cœur de l’hypermarché. Après quelques jours de travail en binôme dans les allées du magasin, le journaliste est affecté au rayon des pâtes, en remplacement d’un autre apprenti. Dans ce secteur réputé comme l’un des plus difficiles, il est censé travailler seul, sans tuteur, comme n’importe quel autre salarié. Et sans aucun jour de formation annoncé sur son planning.

Dans cet hypermarché, les alternants semblent remplir les mêmes tâches que les employés en CDI, pour un coût bien plus faible – quatre fois moins dans le cas du journaliste embauché en Normandie, selon le calcul de “Complément d’enquête”. Certains hypermarchés font le plein d’apprentis : jusqu’à 54 dans un établissement à Brest (Finistère), où ils représentent 15% de la masse salariale ; une quarantaine à Rouen (Seine-Maritime), Montpellier (Hérault) ou Marseille, selon les informations de “Complément d’enquête”. Les syndicalistes dénoncent une situation dans laquelle les jeunes sont livrés à eux-mêmes, voire remplacent les anciens, poussés au départ par la direction.

Combien de ces jeunes décrochent réellement un poste chez Carrefour à l’issue d’une alternance ? Selon un document interne confidentiel consulté par “Complément d’enquête”, le nombre de CDI signés par des jeunes dans l’année suivant leur alternance représentait 8% du nombre d’apprentis embauchés entre 2021 et 2023. Un taux deux fois moins élevé que la moyenne dans le secteur du commerce. Ces chiffres, que Carrefour a longtemps refusé de communiquer, révoltent Zohra Dirhoussi, déléguée générale de la CGT Carrefour : “Depuis 2020, on a vu partir un peu plus de 10 000 salariés, remplacés par des alternants, affirme-t-elle. On n’est pas d’accord.” Elle estime que l’entreprise ne doit pas recruter des apprentis pour boucher des trous, mettre des pansements sur une jambe de bois”, mais “pour former des jeunes, les garder et pérenniser les emplois.

Une formation qui passe au second plan

De son côté, la direction déclare mener “une politique d’apprentissage ambitieuse” et assure que sur l’ensemble du groupe, au siège notamment, 15% des alternants sont embauchés en CDI. Ces derniers sont-ils correctement formés ? Carrefour a créé son propre centre de formation d’apprentis (CFA), qui se présente comme “le premier CFA privé de France”. De ce fait, le groupe reçoit des aides publiques en tant qu’employeur, mais aussi comme formateur : à la prime de 6 000 euros touchée pour chaque nouveau contrat d’apprentissage conclu s’ajoute une aide de 5 400 euros pour chaque apprenti formé.

Le CFA de Carrefour ne dispose pas d’un campus dédié ni de salles de classe. La formation se fait directement dans les hypermarchés, avec, en théorie, 406 heures de cours sur l’année. Mais aucun des alternants contactés par “Complément d’enquête” n’a suivi la totalité des enseignements prévus. “Le matin, on faisait des pseudo-exercices, et l’après-midi, en fait, on travaillait. Elle nous mettait dans les rayons frais, parce que c’est ceux qui bougent le plus”, raconte une apprentie. Un autre abonde :

“Les jours où la formatrice n’était pas là, il n’y a pas eu de rattrapage. Et sur les 97 heures prévues en e-learning, j’ai dû faire cinq ou six heures. Pareil pour les journées de terrain que je devais faire, j’en ai fait trois sur onze.”

Un jeune employé de Carrefour en contrat d’apprentissage à “Complément d’enquête”

A Marseille, les alternants rencontrés dans un hypermarché des quartiers populaires n’ont pas eu de cours du tout depuis près d’un an, à l’image de Sarah (dont le nom a été modifié), 23 ans, caissière en contrat d’apprentissage depuis un an. Elle fondait pourtant beaucoup d’espoirs sur le diplôme qu’elle devait obtenir à l’issue de la formation. “Ils nous ont menés en bateau pendant un an, estime-t-elle. A chaque fois qu’on demandait, ils nous disaient ‘Oui, le mois prochain, le mois prochain’. Après, ils nous ont dit ‘Tout le mois de janvier, vous allez passer un mois de formation’. Mais au final, il n’y a rien eu de tout ça.

“Un cas unique”, répond Carrefour

Pour son dernier jour, Sarah a accepté de porter une caméra cachée. Surprise : la responsable des caisses et la directrice des ressources humaines du magasin lui proposent d’effectuer une deuxième année en contrat d’alternance, mais cette fois dans une autre école. “Le diplôme Carrefour, honnêtement, il ne te servira à rien. Je te le dis cash, expose la DRH. Tu vas aller postuler chez Auchan, ils vont s’en foutre que tu aies fait ça ou pas.” N’ayant pas donné suite, Sarah a terminé son année sans le diplôme promis, comme sa dizaine de camarades apprentis dans le même magasin.

Après avoir visionné les éléments que nous avons recueillis, l’ancienne ministre du Travail Muriel Pénicaud, architecte de la réforme de l’apprentissage, juge la situation “choquante”. Selon elle, si les faits sont confirmés par l’autorité de régulation, le groupe Carrefour “sera sanctionné par les pouvoirs publics”. Elle considère aujourd’hui que les primes allouées aux grandes entreprises, qu’elle a elle-même contribué à mettre en place, devraient être réduites, voire supprimées.

Ni le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, ni la DRH France du groupe n’ont donné suite aux propositions d’interview de “Complément d’enquête”. Dans un mail, le groupe souligne que la situation à Marseille est un “cas unique” et qu’“une solution a depuis été trouvée.” Le service de presse du groupe assure qu’une étude réalisée par Carrefour auprès de ses alternants a montré que 92% d’entre eux étaient satisfaits de leur apprentissage.

Source : France TV / Info

“A qui profitent les milliards de l’apprentissage ?” , une enquête de Camille Le Pomellec, Clément Fabre, Bruno Maruani et Jeanne Bureau pour Hikari, sera diffusée dans l’émission “Complément d’enquête” sur France 2, jeudi 25 avril à 23 heures, et sur france.tv.

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